Alors qu’on pensait qu' »Une séparation » d’Asghar Farhadi allait emporter la palme d’Or du 66ème festival de Cannes, Spielberg et son jury ont récompensé « La vie d’Adèle » d’Abdellatif Kechiche.
Belle audace de Monsieur Spielberg pour son geste politique, en choisissant d’attribuer la palme d’or à un film dont le format et surtout le contenu l’empêcheront automatiquement d’être diffusé dans un bon nombre de pays; un film de 3H qui comprend des scènes d’amour lesbiennes et dont l’une d’entre elle dure 6 minutes montre en main…
Alors qu’on se serait attendu à entendre des voix s’indigner sur le sujet du film lui-même, tant ce sujet trouble la France actuellement avec son actualité sur la légalisation du Mariage Pour Tous, « La vie d’Adèle « suscite une énorme contestation mais pas de ceux à qui l’on pensait.
Non, la polémique vient de l’équipe technique du film elle-même qui dénonce depuis des semaines les « conditions de travail extrêmement mauvaises » lors du tournage.
On parle de conditions de tournage proches du « harcèlement moral » dans le Monde. Des « journées de travail de 16 heures, déclarées 8 », des différences de salaires entre les promesses et la fiche de paie, des plannings de travail arbitraires : « Les gens ne savaient pas le vendredi soir s’ils allaient travailler ou non le samedi et le dimanche suivant » mais recevaient des e-mails ou des SMS dans la nuit ou pendant les jours de repos pour leur annoncer les heures de reprise, demander aux techniciens de travailler gratuitement le samedi.
Et puis ces choses plus légères, pas vraiment dramatiques, mais qui accumulées ne passent pas… « Il a envoyé une personne courir chercher une montre pour finalement changer d’avis. » ou encore « Kechiche s’est assis à table, dans le décor de la cuisine, avec Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos. Il a demandé à l’un de ses proches d’aller chercher des huîtres et du champagne. Et ils se sont mis à manger. Nous autres (techniciens), on attendait (pour filmer).« et puis côté post-prod« Le montage fut lui-même monstrueux avec ses 750 heures de rush », raconte Libération.
A ceux là s’ajoute Julie Maroh, l’auteure de la BD « Le bleu est une couleur chaude » qui a inspiré le film.
Elle se dit attristée du comportement de Mr Kechiche qui ne l’a pas remerciée publiquement même si elle affirme ne pas en garder d’amertume.
Sur son blog, elle écrit: « Je tiens à remercier tous ceux qui se sont montrés étonnés, choqués, écœurés que Kechiche n’ait pas eu un mot pour moi à la réception de cette Palme. Je ne doute pas qu’il avait de bonnes raisons de ne pas le faire, tout comme il en avait certainement de ne pas me rendre visible sur le tapis rouge à Cannes alors que j’avais traversé la France pour me joindre à eux, de ne pas me recevoir – même une heure – sur le tournage du film, de n’avoir délégué personne pour me tenir informée du déroulement de la prod’ entre juin 2012 et avril 2013, ou pour n’avoir jamais répondu à mes messages depuis 2011″.
Toutefois, elle précise que même s' »il ne l’a pas déclaré devant les caméras,(…) le soir de la projection officielle de Cannes il y avait quelques témoins pour l’entendre (Abdellatif Kechiche) me dire « Merci, c’est toi le point de départ » en me serrant la main très fort. »
A la lecture de ces articles et des réactions qu’ils suscitent, tout le monde en prend pour son grade. Techniciens « aigris », réalisateurs « tyranniques », intermittents » fainéants », les français « éternellement insatisfaits »et »racistes » qui n’accepteraient pas de voir la palme attribuée à un réalisateur d’origine étrangère… Bien que triste, on rejoint finalement la rengaine habituelle.
Pourquoi soudainement faire un tel tapage alors que les conditions dénoncées par les techniciens n’ont rien d’une nouveauté ?
Même si ces manières de faire ne peuvent être cautionnées, les réalisateurs « stars » ne sont pas une nouveauté.
Et dans ce petit milieu, lorsque l’on travaille avec quelqu’un/pour quelqu’un, on en connait les qualités et les travers.
Tout simplement parce que pour travailler avec quelqu’un comme Kechiche, on a dû être introduit dans le clan par quelqu’un qui en fait déjà partie.
Attention, je ne dis pas qu’il est normal de se comporter en tyran, je dis que chacun a sa part de responsabilité.
Signer c’est accepter « le jeu » en connaissance de cause. Kechiche a la réputation d’être un tyran sur les tournages, ça n’est pas tombé du ciel lors de ce dernier tournage.
Si les gens acceptent de travailler pour lui, il doit bien y avoir un avantage à tirer de cette expérience ?
Apparemment ce n’est pas l’avantage financier puisque beaucoup se plaignent d’avoir été mal payés, voire certains jours, pas du tout payés.
Est-ce alors pour le prestige de travailler pour un « maître » du cinéma?
Accepter de travailler pour un grand nom au détriment de la qualité de son salaire est une nouveauté ? Je ne crois pas.
On dénonce le trop plein de stagiaires, mais l' »utilisation » de stagiaires est-elle une découverte? Non, la consommation de stagiaires est récurrente pour économiser.
Les techniciens témoignent sous couvert d’anonymat car ils ont peur de ne pas retrouver de travail.
Se taire, c’est accepter d’entretenir un système défaillant. Qui refuserait de vous embaucher parce que vous n’adhérez pas à des pratiques abusives ? Un mauvais employeur peut-être ? Où serait le mal alors à ne pas travailler et subir de nouveau les pratiques d’un employeur abusif ?
Un monteur qui se retrouve dans la situation de devoir dérusher des heures innombrables, certes 750H c’est beaucoup trop mais ce n’est pas la première fois que ce cas de figure arrive, il me semble?
Ne pas savoir si l’on doit venir travailler le lendemain et être averti en dernière minute, que ce soit en semaine ou week-end, est régulier.
Le problème n’est pas foncièrement Monsieur Kechiche et sa manière de travailler.
Actuellement entre les délocalisations de l’industrie des VFX, les débats autour de la convention collective, la remise en cause de l’exception culturelle européenne, les techniciens ont peur de voir leurs droits disparaître.
Les conditions dans lesquelles ils travaillent sont de plus en plus mauvaises; budget réduit, délais raccourcis, mais un client à satisfaire pour qu’il n’aille pas s’adresser à quelqu’un d’autre. Et oui, les temps sont difficiles ma bonne dame, on brade, on utilise du stagiaire et on accepte des conditions de travail parfois complètement farfelues.
Les techniciens, et je ne parle pas seulement de ceux qui ont travaillé sur « La vie d’Adèle », souffrent d’un manque de reconnaissance bien légitime.
Ne pas faire de générique de fin et de ne pas rendre cette reconnaissance aux gens qui ont travaillé sur le film, est complètement incorrecte. Et que ces faits se produisent dans le milieu du cinéma n’excuse rien. L’équivalent se passerait dans un autre secteur professionnel, tout le monde serait évidemment plus indigné.
Mais plutôt que de cracher sur Abdellatif Kechiche, qui a au moins eu le mérite de faire un bon film même si ces méthodes sont répréhensibles… ne devrions-nous pas chercher à soulever ce qui ne fonctionne pas de manière plus large dans ce système? Comment est-il possible que ce genre de choses puissent avoir lieu et pourquoi continuent-elles? Pourquoi des techniciens ont peur de communiquer sous peine de ne plus trouver de travail?
Posons-nous les vraies questions.
Qu’en pensez-vous?